Un jeune, ça va en bande, non ? Alors que votre ado à vous n’a qu’un seul ami ou une seule amie. Est-ce un signe de mal-être… ou pas ? Cette amitié fusionnelle et exclusive doit-elle vous inquiéter ? Nous avons demandé l’avis d’experts en psychologie de l’adolescent.
« Jusqu’au collège, Victoire avait plein de copains, mais depuis la sixième, elle ne jure que par son amie Lina ! Elle ne parle que d’elle, elle n’amène qu’elle à la maison, elle ne fait plus rien sans elle. Elles ne sont jamais invitées à des fêtes, à des sorties en groupe, ça n’a pas l’air de les intéresser : elles préfèrent s’enfermer dans la chambre de l’une ou l’autre pour papoter à deux », s’inquiète Mélanie. Cette maman de trois enfants est surprise par cette amitié fusionnelle et exclusive : « Mes deux aînés sont des garçons, et ils ont toujours été intégrés à des « bandes » de potes, ils ne sortaient jamais avec un seul copain, en tête-à-tête… C’est peut-être un truc de filles ? »
L’amitié exclusive, un phénomène propre aux adolescentes : ma « BFF »… sinon rien !
Il est vrai que le phénomène BFF, comme on dit dans les cours de récré (acronyme anglais pour Best Friend Forever), est beaucoup plus marqué chez les adolescentes : leurs amitiés féminines sont souvent aussi intenses et passionnées qu’un premier amour, excluant de facto ceux et celles qui gravitent autour du couple d’amies. « Cela a toujours été le cas, même si les relations aujourd’hui sont moins « genrées », comme l’ensemble des comportements sociaux », estime Grégoire Borst, directeur du Laboratoire de Psychologie du Développement et de l’Éducation de l’Enfant (LaPsyDé) à la Sorbonne, et auteur de « C’est (pas) moi c’est mon cerveau », un livre qui décrypte les comportements adolescents. « Il y a beaucoup plus d’amitiés filles-garçons qu’autrefois ; mais les couples d’amies féminines très proches restent quand même une norme… alors que les relations sont toujours très différentes chez les garçons, avec plus de compétition directe, et plus de phénomènes de « bandes ». »
Mon amie, mon double : une relation fusionnelle pas sans risques
Pour autant, les amitiés exclusives entre filles ne sont pas exemptes de rivalités, même si cela s’exerce de façon subtile, comme le souligne le Pr Philippe Duverger, qui dirige le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent du CHU d’Angers et vient de publier de « L’amitié à l’adolescence, à la découverte de soi » (First). Il voit passer en consultation beaucoup de filles déstabilisées par un cruel « chagrin d’amitié » : « C’est presque une rupture amoureuse, et cela peut aller jusqu’à des comportements suicidaires. C’est d’autant plus douloureux que dans ce type d’amitié, il y a souvent des jeux d’identification, des enjeux relationnels très forts, des jalousies mais aussi un effet miroir : lorsque l’amitié s’arrête, il y a donc une véritable perte de soi. »
Dans ce cas, oui, l’amitié peut être dangereuse : « Pas parce qu’il y a une seule amie, mais parce qu’il y a un enfermement et un phénomène d’identification trop fort… Or, on se construit aussi par opposition. » D’autant que ce genre de relation est souvent inégalitaire, que ce soit chez les filles ou les garçons : « Si un désert affectif se crée autour du petit couple, c’est souvent au détriment de l’un des deux, celui qui s’identifie le plus à l’autre. Le jour où l’amitié s’arrête, cela peut devenir terrible pour celui ou celle qui a été « jeté» par celui qu’il considérait comme son alter ego ! »
Une meilleure amie… parmi d’autres copains et copines
Il ne faut pas pour autant s’alarmer dès qu’on entend parler de « BFF » à longueur de journée : juste évaluer si d’autres amis ou amies gravitent autour ! « Posez des questions », conseille Philippe Duverger. « Demandez avec qui elles parlent, de quoi elles discutent avec les autres, à l’école, au sport, pendant les activités de loisirs, ou sur les réseaux sociaux… et vous entendrez sans doute parler d’autres copains et copines : car les ados sont nombreux à établir ce genre de hiérarchie dans les relations, là encore surtout chez les filles, pour qui il y a souvent la « meilleure amie » et les « copines »… Et même si elles ne parlent pas de ces dernières, ça ne signifie pas qu’elles n’existent pas, juste qu’elles sont considérées comme moins importantes. » Et même si votre ado semble n’avoir qu’un seul ami, c’est qu’il n’est pas isolé. N’avoir aucun ami, ne communiquer avec personne, témoigne d’une difficulté beaucoup plus réelle.
Mon ado n’a qu’un seul ami : surveiller qu’il ne tombe pas dans une relation toxique
La seule raison de s’inquiéter serait, d’après le spécialiste, « de constater que les pairs n’existent plus, qu’un désert s’est créé autour d’une relation unique ». Cela peut être le signe d’une relation devenue toxique, comme l’explique le Pr Duverger : « Lorsque l’ami est la figure du double, que l’amitié se limite à un collage identificatoire, que toute la vie passe par l’autre, qu’il n’y a que l’autre qui compte, alors l’amitié emprisonne et fait régresser. Elle devient une contrainte, on est aliéné à l’autre. Alors qu’une amitié doit être source de liberté, de créativité, de projets. »
S’immiscer dans les histoires de nos ados, la fausse bonne idée
Autrefois, quand les parents jugeaient que tel copain ou telle copine avaient une « mauvaise influence » sur leur enfant, que c’était une « mauvaise fréquentation », ils lui interdisaient de voir l’ami en question. On a changé de préceptes éducatifs, mais beaucoup de parents tentent encore d’intervenir, plus subtilement… Par exemple en jouant les entremetteurs pour faire rencontrer d’autres potentiels amis à leur ado : c’est par exemple ce qu’a fait Nathalie, dont la fille Marine, 16 ans, s’est fâchée avec deux de ses copines de maternelle, a arrêté la danse, passion qu’elle partageait avec elles depuis des années, pour se mettre au yoga avec sa nouvelle amie, Lou. « Elle a même changé de goûts musicaux et de style vestimentaire pour l’imiter, et d’options, pour rester dans la même classe ! » Nathalie a donc employé les grands moyens, a refusé d’inviter Lou en vacances, mais a choisi de partir avec des amis… et leur fille du même âge. « Une catastrophe ! Marine a boudé et ne lui a quasi pas adressé la parole. »
Tentative aussi infructueuse que celle de Delphine, qui a demandé au proviseur de ne pas mettre son Jules, son fils de quatorze ans, dans la même classe que son ami Erwann, à la rentrée. « Il l’a initié à fumer, et pas que du tabac, à sécher des cours… » Peut-être, mais Jules a été furieux contre sa mère… et encore plus proche de son ami. Il fallait s’y attendre, selon le professeur Duverger. « L’amitié, ça ne se commande pas, il ne faut surtout pas intervenir, ni essayer d’imposer un autre ami ! Les mesures violentes reviendront en boomerang. Il faut essayer d’être présent sans être intrusif, accompagner, comprendre, faire en sorte que l’ado retrouve du plaisir, mais continuer à lui donner des occasions de s’ouvrir aux autres, de faire de nouvelles rencontres… mais accepter que ça puisse prendre du temps. Et si c’est trop difficile, il ne faut pas hésiter à consulter, pour mettre un tiers dans la relation. »
Grégoire Borst abonde dans le même sens : « A partir du moment où il y a un risque avéré pour l’ado, avec des signes objectifs comme l’abandon de cours, d’activités qu’il aimait avant, la prise de drogues, alors seulement, on peut mettre en place des moyens d’éloigner l’enfant de son ami, mais si on se base sur notre seule perception, vouloir les séparer à tout prix ne sera pas forcément efficace . Notre avis sur « qui influence qui » n’est pas forcément le bon… L’amitié se crée autour de dynamiques très changeantes, en fonction du contexte ! Mieux vaut en référer à un professionnel qui va entamer une conversation avec l’ado pour évaluer les risques réels...»
Amitié ou amour ?
Là encore, on en revient à une nécessaire évaluation… car il est difficile de capter la nature profonde d’une relation aussi complexe entre deux adolescents. « Des liens affectifs qui semblent très forts avec un seul ami, même si c’est difficile à accepter pour les parents qui soudain, ne représentent plus le lien le plus fort, c’est parfaitement normal, ça fait partie du processus de détachement, justement, de construire des liens ailleurs… qui semblent parfois excessifs. »
A tel point qu’on se demande même s’il s’agit bien d’amitié : « Je me suis posé la question, surtout que la soi-disant « meilleure amie » de mon fils est très jolie, et qu’ils ne se quittent plus. Et avant ça, il n’avait pas vraiment d’amis, il n’en a jamais eu beaucoup, ni filles ni garçons. Je lui ai demandé si ce n’était pas plutôt sa petite amie… il s’est récrié. Du coup, j’ai essayé de savoir s’il était vraiment attiré par les filles, sexuellement… et là, quelle histoire ! Il m’a traitée de tous les noms » raconte le papa de Victor, 17 ans.
Là encore, rien d’étonnant, selon le Pr Duverger. « Il faut être respectueux du jardin secret de ses enfants ! Et ne pas voir partout des problèmes : il y a des garçons qui vont n’avoir que des amies filles, des filles qui n’ont que des amis garçons, et ce n’est pas problématique, cela ne témoigne pas forcément d’une exclusion sociale de son propre sexe. Si cela était, ou s’il y avait un problème de genre, il y aurait d’autres signes ! » Grégoire Borst ajoute : « Ces nouveaux liens affectifs qu’ils construisent vont peut-être aboutir aussi à la construction d’une sexualité… et alors ? Il faut juste prévenir des risques, tout en leur faisant confiance ; c’est toujours difficile, mais il faut donner du temps, une écoute, sans juger… » Et dans tous les cas, rappelez-vous : « Ce n’est pas forcément l’identité sexuée qui compte dans l’amitié, et celle-ci est au cœur des relations humaines », rappelle Philippe Duverger. « C’est une boussole pour chacun de nous, elle nous dit ce qui importe, ce qui nous construit, nous aide à grandir, à nous découvrir… » insiste le psychiatre.
Avoir un seul ami, c’est mieux que pas d’amis du tout !
Avoir un seul ami, une seule amie, c’est donc rarement inquiétant : ce qui le serait, c’est de n’en avoir aucun… et nos deux spécialistes sont bien d’accord sur ce constat ! « Il est vrai que l’adolescence est une période de la vie dans laquelle on développe un groupe social beaucoup plus large, mais tous les ados n’ont pas le même nombre d’amis, et puis les relations sont variables, avec des degrés », estime Grégoire Borst. « Ce qui doit alerter, ce sont les comportements de retrait social, les jeunes qui ne vont plus sur les réseaux, par exemple, et s’isolent. Du moment que votre enfant a des interactions, même si c’est souvent avec la même personne, c’est qu’il n’est pas isolé. N’avoir aucun ami, ne communiquer avec personne, témoigne d’une difficulté beaucoup plus réelle que de n’en avoir qu’un seul ! Certains n’auront qu’un seul ou une seule amie, et cette relation sera très structurante. Elle peut aussi bouger : peut-être n’y aura-t-il qu’un ami pour un temps, puis un autre va s’adjoindre au couple, ça deviendra un trio, puis un autre et ça deviendra le début d’une bande… » Philippe Duverger est du même avis : « L’amitié ne se comptabilise pas, c’est la qualité de la relation qui compte, et non la quantité. Le vrai danger, le vrai problème, c’est l’ado sans aucun ami. L’amitié est importante et fondamentale chez tous les adolescents, c’est la plus belle des histoires, elle aide à grandir… et elle peut parfois se construire au singulier ! »
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