Si elles officient très fréquemment derrière l’objectif de leur appareil photo ou de leur smartphone, les mamans brillent souvent par leur extrême discrétion sur les portraits qui immortalisent leur petite tribu… Nous avons interrogé Emmanuel Gratton, psychologue et sociologue, pour mieux comprendre les raisons étranges pour lesquelles les mères sont souvent absentes des photos de famille.
C’est l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Le 3 janvier 2022, Laura Valette, bibliothécaire et membre du SLIP (Société de Libération de l’Imaginaire contre les Préjugés) se fendait sur Twitter, sous le pseudo Fille d’Albums, d’un message où elle demandait : « Mères de famille : on vous prend en photo, vous ? ». Et elle expliquait ensuite : « J’ai fait le tri des photos de l’année : sur 450, je suis sur 10% des photos. La moitié des photos sur lesquelles je suis sont des selfies, et il y a une seule photo où je suis sans mes mômes ».
Photos de famille : qui est derrière l’objectif ?
Quelques lignes qui furent ensuite abondamment commentées, partagées et surtout approuvées sur Twitter par de très nombreuses mamans. Des mères de famille déplorant d’abord, elles aussi, d’être dans leur foyer la personne qui prend systématiquement l’initiative de réaliser ces « instantanés » du quotidien. Des photos de famille pour immortaliser des moments de vie devant lesquelles on aime tant s’extasier. Et c’est aussi aux mamans à qui il incombe de trier ensuite ces photos, entre celles à jeter et celles à conserver, de les archiver et éventuellement de les imprimer ou de les faire imprimer pour les conserver précieusement dans un album photo souvenir. Ce qui représente une charge mentale supplémentaire, un énième terrain où les femmes sont tenues d’anticiper…
« Aujourd’hui, la mère de famille semble effectivement être chargée de l’histoire familiale, alors que dans le passé, l’appareil photo était plutôt un outil d’homme et une prérogative masculine, avec des poses très figées et établies. C’est aujourd’hui quelque chose de nettement plus spontané, surtout quand l’appareil est dans la main de la maman », confirme Emmanuel Gratton, psychologue, sociologue clinicien, maître de conférences dans le département de psychologie à l’Université d’Angers, et co-auteur avec Claudine Veuillet-Combier de Photographies de familles contemporaines.
Les mamans, de véritables fantômes sur les photos
Mais à l’image de Laura Vallette, beaucoup de mères regrettent aussi et surtout d’être quasiment invisibilisées : si elles sont motrices dans ce travail de documentation et de mémoire familiale, elles se retrouvent très peu présentes sur les clichés en question. En tout cas beaucoup moins que leurs conjoints, qu’on y retrouve par exemple en train de préparer le repas ou de donner le bain. Ce qui est paradoxal quand on sait que les sondages continuent de montrer que les femmes consacrent chaque jour, selon les chiffres de l’INED, 3h aux tâches domestiques, quand les hommes, eux, n’y passent que 1h45. Et que les mères consacrent 1h35 aux tâches parentales, contre 41 minutes pour les pères.
Peut-être parce que dans notre monde encore très imprégné par les stéréotypes de genre, chaque investissement domestique, fut-il petit, prend un caractère exceptionnel lorsqu’il est accompli par les papas, qu’il n’a pas (du tout) lorsqu’il s’agit des mamans… « Ca a tendance malheureusement à être perçu comme quelque chose de très normal et ordinaire, qui ne vaut pas le coup d’être pris en photo », commente Emmanuel Gratton. « Or, de façon générale, on constate que ces photos sont le reflet, le révélateur d’une situation concrète, de la place des uns et des autres dans la famille. Ce n’est pas neutre ni anodin », précise notre expert, qui tempère néanmoins son propos en précisant qu’aujourd’hui, « le héros, c’est avant tout l’enfant, surtout si c’est le premier. Pour les suivants, les choses ont tendance à s’étioler un peu ».
Les injonctions faites aux femmes de l’apparence parfaite
Certains pourront objecter que ce sont parfois les mamans elles-mêmes qui renâclent à être prises en photo dans leur vie de tous les jours. Mais là aussi, cette attitude résulte d’une pression sociétale. L’œil impitoyable que l’on pose sur le corps des femmes en général, les diktats tacites auxquels elles sont soumises, pèsent aussi dans la balance. Notamment sur les mères à qui l’on demande de ne pas « se négliger », et si possible de retrouver leur silhouette d’avant les enfants, à la manière des mannequins, influenceuses et autres personnalités qui donnent l’impression que la grossesse se résume à une simple formalité… « Être sur la photo, c’est être regardée, et donc faire l’objet d’évaluations et de jugements. Et puis, il faut tenir compte que la photo est un outil dans lequel se projette celui ou celle qui l’observe ». Ce qui explique pourquoi il est de plus en plus courant que les mamans préfèrent, afin d’être certaines d’être à leur avantage, prendre la pose lors de shootings supervisés par des professionnels !
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