Avec Génération Bistouri (Lattès), les journalistes du Parisien Elsa Mari et Ariane Riou mènent l’enquête sur les ravages de la chirurgie esthétique chez les jeunes, mettant en lumière les risques de la montée en puissance des réseaux sociaux, des applications de retouche, de la banalisation des actes esthétiques, mais aussi l’influence folle des candidats de télé-réalité. Un document vertigineux dans lequel les autrices tirent la sonnette d’alarme, appelant les autorités à s’emparer du problème. Rencontre avec Elsa Mari.
Dans Génération Bistouri, votre enquête part d’un constat : depuis 2019, les 18/34 ans consomment plus d’actes esthétiques que la tranche des 50/60 ans. Comment expliquer ce changement ?
Elsa Mari : Il y a quelques années encore, les actes esthétiques étaient utilisés pour lutter contre les signes de vieillissement. Personne ne pouvait imaginer que les enfants allaient prendre la place de leurs parents dans les cabinets de chirurgie esthétique. Mais en 10 ans, les choses ont beaucoup changé. Particulièrement après la montée en puissance des réseaux sociaux, qui ont modifié et déformé l’image que les jeunes ont d’eux-mêmes. Il est devenu habituel de poster des photos de soi retouchées – teint lissé, nez affiné, bouche gonflée… – en utilisant des filtres calqués sur des modèles de beauté normés. Ces filtres sont des outils pervers puisqu’en offrant une version de nous fantasmée, ils créent des complexes, une sensation d’échec. Et le besoin de passer du virtuel au réel, grâce au bistouri.
Vous pointez aussi l’essor fulgurant de la médecine esthétique
Oui, cette explosion de la médecine esthétique, bien différente de la chirurgie, a joué un rôle important. Car il ne s’agit pas là d’opérations, mais d’actes comme des injections d’acide hyaluronique ou de botox. Cela se fait en quelques minutes, entre midi et deux, il n’ y a pas de convalescence ou d’hématome. La retouche est tellement facile que cela donne l’impression que c’est un peu comme d’aller chez le coiffeur, ce qui est faux. Cet essor a contribué à banaliser les actes esthétiques en général.
Comment les adolescent(e)s se positionnent-ils face à ce phénomène ?
Dans notre enquête, nous sommes allées à leur rencontre, et nous avons été frappées de voir à quel point le sujet était banalisé. Avant, lorsqu’on souffrait d’un complexe au collège ou au lycée, on apprenait à vivre avec. Maintenant les adolescents vivent avec l’idée que la chirurgie esthétique est une vraie option, la possibilité de modifier leurs corps comme ils l’entendent. Beaucoup se définissent eux-mêmes comme une « génération sans patience », qui veut tout, tout de suite, alors la tentation est d’autant plus grande. Les demandes pour la rhinoplastie, opération bestseller chez les jeunes, sont par exemple en augmentation chez les 18-34 ans. Un chirurgien nous racontait ainsi qu’il avait, en moyenne, 3 demandes par semaine d’adolescent(e)s. Et qu’il refusait généralement de les opérer, puisque la croissance du corps n’est pas finie. Celle de l’esprit non plus, d’ailleurs.
L’adolescence est un âge très fragile de quête identitaire. Ce processus d’acceptation de soi qui se met en place peut se heurter à l’influence des réseaux sociaux. Il est très inquiétant de constater que beaucoup de jeunes y passent facilement 5 heures par jour, ce qui peut brouiller la frontière entre fantasme et réalité. De nombreux psychiatres alertent d’ailleurs à ce sujet, puisqu’ils voient de plus en plus de jeunes atteints de dysmorphobie, soit une obsession développée autour d’un complexe imaginaire.
Vous soulignez, à ce sujet, l’influence folle des candidats de la téléréalité
Depuis 10 ans, les émissions de téléréalité sont à l’écran tous les jours. Les parents passent souvent devant en se demandant comment leurs enfants peuvent regarder de telles « idioties », mais ils ne se rendent pas compte de l’influence des stars de ces programmes sur les jeunes. L’influenceuse Jessica Thivenin par exemple, candidate phare des Marseillais (W9), est suivie pas 7 millions de personnes sur Instagram, contre 3 millions de followers pour Emmanuel Macron ! D’émissions en émissions, on a pu constater que ces candidates mutaient physiquement, reproduisant le physique très en vogue de Kim Kardashian, alors même qu’elles ont une vingtaine d’années. Sur leurs réseaux sociaux, certaines font la promotion de la chirurgie et de la médecine esthétique, valorisant au quotidien leurs opérations, posant à côté de leurs chirurgiens comme s’ils étaient copains. Un matraquage qui finit par donner l’impression que la chirurgie esthétique est un acte aussi facile que de se faire un SPA. Leur responsabilité est immense !
Or, les risques de la chirurgie esthétique ne sont pas nuls
En effet ! Il y a l’anesthésie générale en tant que telle, le risque intrinsèque à une opération puis celui d’infection, par exemple, mais aussi l’impact psychologique. Quand on change son visage ou son corps, cela peut entraîner une crise profonde ou des difficultés à se reconnaître. Le bistouri apparaît comme une réponse magique pour de nombreux jeunes, mais cela ne résout parfois rien. Nous avons par exemple rencontré Clara, qui a subi une augmentation mammaire, passant d’un bonnet A à C, mais qui se voit « toujours plate ». Ses prothèses sont restées un corps étranger qui ne comble aucun vide. C’est l’illustration parfaite que lorsque le problème est plus profond, le bistouri n’est pas la bonne réponse.
Dans Génération Bistouri, vous pointez aussi le phénomène très inquiétant des « injectrices illégales », parfois vantées par ces mêmes stars de la téléréalité, qui attireraient particulièrement les plus jeunes, étant donné les bas prix qu’elles proposent. Quelles peuvent être les conséquences pour la santé ?
Les complications peuvent être gravissimes ! Depuis 2020, cette médecine illégale pullule en ligne. Il suffit de taper « injection lèvre » sur Instagram et on tombe sur des dizaines de comptes qui proposent de gonfler les lèvres ou les fesses à des tarifs très bas. Ces piqueuses se forment entre elles, pratiquent dans des conditions d’hygiène déplorables et n’ont aucun diplôme. Leurs prix cassés attirent des jeunes qui n’ont pas beaucoup d’argent, et ne savent pas forcément que ces pratiques sont interdites et dangereuses. On a rencontré des victimes, notamment Irina, dont on raconte l’histoire. Cette jeune femme a été victime d’une injectrice illégale qui a piqué par erreur dans une artère. Elle a eu une nécrose, à l’origine d’une infection gravissime dont elle a failli mourir. Elle est aujourd’hui complètement défigurée, comme si son visage avait brulé, et attend une deuxième greffe du visage. Les médecins voient de plus en plus de jeunes patientes arriver avec des complications parfois irréversibles. C’est d’autant plus terrible que ce genre de drame pourrait être évité, en imposant des gardes fous.
Justement, comment pourrait-on protéger les jeunes de ces dérives ?
Je conseille aux parents d’essayer de comprendre à quoi répond la demande de leur enfant. Et surtout d’éviter de les faire opérer avant 18 ans, freiner leur projet pour voir comment il évolue. Certains d’entre eux regrettent plus tard leur opération, et la vision qu’on a de soi à 15 ans n’est pas là même qu’à 20 ans. Par ailleurs, si on sent une souffrance particulière par rapport à l’apparence, il ne faut pas hésiter à aller consulter un(e) psychologue.
Pour autant, ce n’est pas aux parents ou aux jeunes d’avoir seuls ce rôle de garde-fou. Il faut que l’Etat se saisisse du problème et réunisse autour d’une table les autorités, mais aussi les médecins et chirurgiens esthétiques. Aujourd’hui, on manque de consensus. Est-ce qu’il faut opérer un jeune de 16 ans ? Le reformer alors qu’il est en formation ? Elargir un pénis, jugé de taille normale ? Certains acceptent, d’autres refusent. Il est important de définir un cahier des charges objectif pour mettre fin à ces dérives inacceptables.
Génération bistouri, d’Elsa Mari et Ariane Riou, chez Lattès, 20 € – Commander
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