Sur les réseaux sociaux, les “influenceurs” se font de plus en plus jeunes : près de la moitié ont moins de 25 ans ! Avec quelles conséquences, pour eux… et pour leurs “suiveurs” ?
“Arrêtez de polluer, bande d’enfoirés ! » C’est en ces termes que Raphaël, dix ans, apostrophe les quelque 20 000 abonnés qui suivent son compte Instagram, baptisé Raf Sur Seine. S’il met sa notoriété naissante au service de l’écologie, d’autres, tout aussi jeunes et beaucoup plus suivis encore, se contentent de filmer leur vie, leurs loisirs, ou même… les déballages de jouets et cadeaux que leur envoient régulièrement les marques : cela s’appelle de “l’unboxing”.
Et c’est l’une des activités qui ont fait connaître Néo, 17 ans, et son petit frère Swan, 11 ans, suivis depuis plus de sept ans par plus de 5 millions d’abonnés (leur chaîne Néo & Swan commune est la première chaîne familiale sur YouTube). “C’est surtout un partage de bonne humeur et d’ondes positives ! Nous développons une nouvelle forme d’expression artistique autour d’activités de loisirs”, rectifie leur mère, Sophie, qui a également sa propre chaîne, plus axée sur le développement personnel (Sophie Fantaisy, 900 000 abonnés). “Ce qui plaît, c’est notre authenticité ! On est juste nous-mêmes, une famille ordinaire, très unie, très complice !” Ordinaire… sauf que maman filme, papa fait le montage, et les enfants jouent leur propre rôle : “C’est une aventure familiale, pour un public familial : pas de gros mots, pas d’insultes, des valeurs, de l’amour et du respect entre nous”, telles seraient les clés de leur succès.
Enfants influenceurs… et des fans du même âge…
“Pourquoi je les suis ? Parce qu’ils me font rire, ils lancent des challenges vraiment rigolos”, avoue Morgane, dix ans. Passer 24h dans une piscine d’Orbeez, par exemple ! Ils testent aussi des jeux vidéos, font des blagues ou de petits sketchs autour de leur vie quotidienne. “Ce qui compte, ce n’est pas tant ce qu’ils font que leur personnalité”, décrypte Agathe Nicolle, fondatrice d’une agence de marketing d’influence, Woô, qui a mené une enquête dans les écoles. “Les influenceurs les plus cités par les enfants sont ceux qui sont accessibles, montrent leur vraie vie, comme Néo et Swan : leurs fans s’identifient, ils sont comme eux, ont les mêmes problèmes, vont à l’école, évoluent dans le même univers…Quand j’étais jeune, on adorait plutôt des chanteurs, des acteurs, bref, des gens plus vieux… Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, les enfants peuvent vénérer des idoles de leur âge !”
Et ces idoles en miniature se font de plus en plus nombreuses : le déclic s’est produit en 2018, lorsqu’en l’espace d’un an, le profil des influenceurs français s’est considérablement rajeuni avec un doublement de la part des 12 à 18 ans ! Selon la même enquête, ils sont désormais près de la moitié à avoir entre 12 et 25 ans, dont 17,4% de 12 à 18 ans seulement.* “Ils émergent de plus en plus jeunes, sur leurs réseaux préférés, TikTok et Instagram. Ils commencent par suivre puis ils influencent, quand ils gagnent de l’audience… surtout dans les domaines de la beauté, des jeux vidéo, de la musique”, souligne Agathe Nicolle.
Si bien que TikTok, suivie aussitôt par ses concurrentes, a dû établir une limite à 13 ans pour pouvoir publier des vidéos – en-dessous, on peut seulement suivre et aimer !
Surexposition malsaine ?
Cette starisation précoce sur les réseaux sociaux ne va pas sans risques, comme le remarque le docteur en psychologie et psychothérapeute Maximilien Bachelart : “Sans même parler de celui d’être suivis par des pédophiles, les enfants risquent de traîner ces images toute leur vie d’adulte, comme un tatouage qui ne s’efface pas… Ce n’est pas simple de faire disparaître ses traces sur Internet ! Mais surtout, on met en route un phénomène qui peut être destructeur sur le long terme. Lorsqu’un enfant grandit en montrant l’intimité de sa vie et en recevant quotidiennement des dizaines de milliers d’applaudissements ou des dizaines de milliers d’insultes, les rails sont mal positionnés pour un bon équilibre affectif et identitaire à l’âge adulte ! Les émotions négatives ressenties face au manque d’approbation virtuelle peuvent même l’amener plus tard jusqu’à des conduites suicidaires !”
Certains exemples lui donnent malheureusement raison, comme le tout récent suicide de l’américain Landon Clifford, qui comptait à 19 ans plus d’un million d’abonnés sur YouTube. “Un enfant peut-il se construire sainement quand il se sait observé, voire admiré, par des dizaines de millions de personnes ? Est-il assez fort mentalement pour encaisser le déversement de critiques, voire de haine ?” se demande Quentin Bordage, fondateur de l’agence Brand & Celebrities et de Kolsquare, plateforme dédiée aux influenceurs. Beaucoup d’entre eux l’affirment pourtant : ainsi, Paola Locatelli, apprentie mannequin française de 15 ans, suivie par plus d’un million de personnes, dit “passer au-dessus des insultes qu’elle reçoit”; et le jeune Néo semble très à l’aise dans ses baskets : “Il est conscient qu’il peut susciter des jalousies mais il a une famille, des amis, une communauté qui le soutiennent. L’entourage familial fait toute la différence pour le maintien de l’équilibre et de l’épanouissement de l’enfant”, assure sa mère.
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Influenceurs… influençables ?
Les parents, qui ne sont jamais bien loin et participent quasi tous à la médiatisation de leurs rejetons, sont certes là pour entourer et protéger… mais parfois aussi, contrôler à l’excès, ou même franchir les limites de l’acceptable : la chaîne Toy Freaks (+8,5 millions d’abonnés) a même été fermée par Youtube en 2019 suite à des accusations de maltraitance. Le père qui l’animait n’hésitait pas à mettre ses filles dans des situations humiliantes pour créer le buzz !
Sans aller jusque là, beaucoup des petits influenceurs se révèlent très influencés… par leurs parents/patrons omniprésents, mais aussi par les marques qui leur versent des subsides. “Une activité à but mercantile peut-elle vraiment être un jeu spontané ? Les plus jeunes ne choisissent pas les jouets qu’ils vont mettre en avant, ni le temps que cela va leur prendre”, remarque Quentin Bordage. Les parents concluent les partenariats, et la notoriété des enfants profite à toute la famille – certaines chaînes ont d’ailleurs été créées directement par les parents, qui font alors du “sharenting”, un anglicisme qui signifie “partager sa vie de parent”. Ainsi, par exemple, le papa de Khalys et Athena a créé avec elles le Studio Bubble Tea (1,67 M d’abonnés) et le succès de la blogueuse culinaire Roxanne (3,5 millions d’abonnés) tient beaucoup à la mise en scène de sa vie de maman. “C’est ce type de chaînes avec l’enfant mais aussi ses parents, donc audience très large, qui intéresse le plus les marques !” révèle Agathe Nicolle.
Mis ainsi au service de la petite entreprise à succès familiale, les enfants sont-ils le mieux armés pour résister aux miroirs aux alouettes ? Se prenant au jeu de l’argent ou de la gloire faciles, ils peuvent parfois aller jusqu’à s’inventer une vie pour ne pas perdre leurs “followers” : “Les acteurs offrent ce qui plaît ou ce qui se vend : l’influenceur est en réalité influencable, il répond à la demande de son public !” souligne le Dr Maximilien Bachelart. Au risque de s’y perdre ?
Une vie sous les feux de la rampe
“Certains s’inventent des drames personnels ou des maladies pour attirer sympathie et followers, car c’est la détresse, les pleurs, le sensationnel qui font vendre, notamment chez les ados… Alors peut-on affirmer que tout ceci est sans danger ? ” s’interroge le psy. “Les parents ont toujours investi narcissiquement leur progéniture, ce n’est pas nouveau… Avant Internet, certains couraient les castings pour que leurs têtes blondes apparaissent dans des publicités de couches ou de petits pots. Mais aujourd’hui, des centaines de vidéos mettent en scène l’intégralité de leur vraie vie, avec des likes et partages informant le metteur en scène de ce qui plait… ou ne plaît pas : on crée un effet de théâtralisation et de mise en compétition de la vie de ses enfants, dont le public peut même infléchir la trajectoire !”
Ces éventuels problèmes psychologiques se doublent de questions pratiques : les enfants ne sont pas formés aux règles du marketing et doivent être bien entourés pour ne pas se laisser “embobiner” par certains publicitaires peu scrupuleux et se retrouver à “bosser” dur en échange de quelques cadeaux. “Ce n’est pas ça qui finance notre site, mais la pub Google”, se défend Esteban, 18 ans, qui met en scène sa soeur, Lily Rose, 10 ans, dans une série de mini fictions sur leur chaîne YouTube Pink Lilly Video (300 000 abonnés). « On a eu l’idée ensemble : elle voulait jouer ; moi, je suis passionné de montage.” Et il précise être très attentif à la protéger, des pédophiles comme des dérives commerciales !
De son côté, la maman de Néo et Swan souligne : “Ce sont leurs vrais goûts qu’ils partagent, leur enthousiasme ! On s’est toujours opposés à la pub : on a des partenariats mais notre valeur ajoutée, c’est notre sincérité ! Ce sont eux qui proposent des idées, et si quelque chose ne leur convient pas au niveau des vidéos on arrête tout… Ils ont parfois souhaité modifier des contenus, car ils grandissent, leurs centres d’intérêt évoluent .Le plus important pour nous, c’est leur épanouissement personnel !”
De leur côté, les agences assurent que toutes les précautions sont prises. “On a créé une charte éthique de l’influence qui est encore plus poussée pour les enfants”, explique Agathe Woo. “On bloque autant que possible les commentaires, on ne traite pas de sujets sensibles. Et une proposition de loi sur l’exploitation commerciale des mineurs va enfin combler le vide juridique à ce sujet.” (cf encadré)
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Plus dure sera la chute ?
Même dans un cadre juridique strict, les répercussions psychologiques restent potentiellement nombreuses face à cette situation incongrue : le petit fait vivre les grands ! “L’enfant influenceur contribue à un business familial, participe à sa propre subsistance… ce qui était interdit depuis des siècles dans nos sociétés”, souligne Quentin Brossard. “Des parents s’arrêtent de travailler, une inversion des dépendances cruciale vient compliquer la relation éducative classique parents-enfants”, s’inquiète Maximilien Bachelart. Et ces enfants encore fragiles dans leur égo peuvent passer aussi vite de la lumière à l’ombre… que de l’ombre à la lumière ! Comme pour les jeunes acteurs de séries dont la gloire ne dure qu’une saison, ou les écrivains en herbe dont le succès s’émousse après le premier recueil… la dégringolade peut être brutale.
“L’influence est volatile, et plus on est jeune, plus c’est le cas, car on n’aura pas la même audience à 13, 16 ou 21 ans… Quand les âges évoluent, le public aussi, les centres d’intérêt se déplacent. Une marque qui cible les 14-16 ans ne pourra pas rester très longtemps avec les mêmes influenceurs”, explique Agathe Nicolle. Pas un problème, selon Sophie, qui a toujours insisté pour que ses enfants s’assurent un avenir, même si les trompettes de la renommée venaient à se taire : “Notre priorité a toujours été l’école; leur activité artistique, ils la vivent comme un moment plaisir, pris sur leur temps de loisir. Néo pense en faire son métier mais garde beaucoup de recul. Swann, lui, il se verrait bien prof de maths ! On leur a toujours présenté ce qu’ils vivent comme une aventure, si elle doit s’arrêter ils feront autre chose ! Ils n’ont pas quitté la vie normale, on a fait en sorte qu’ils ne se propulsent pas sur d’autres planètes… d’ailleurs c’est pour ça que notre communauté s’est attachée à eux, et qu’ils ont une influence positive !”
Une bonne influence ?
“Les enfants peuvent trouver du soutien, sur beaucoup de plans, auprès de quelqu’un qui leur ressemble, qui vit le même quotidien : selon moi, c’est le vrai effet positif du phénomène jeunes influenceurs”, estime Agathe Nicolle. “L’influenceuse bien connue Enjoy Phoenix, par exemple, qui s’est fait connaître à l’adolescence par ses tutos beautés, mais aussi pour sa façon de parler très franchement du harcèlement qu’elle a subi à l’école, a pu aider beaucoup de jeunes filles dans son cas !” Cependant, son influence est aussi celle d’une “star” ayant accédé au succès et à la richesse en quelques traits… d’eye-liner : “Cela peut amener les enfants d’aujourd’hui à s’imaginer que n’importe qui peut devenir célèbre et millionnaire sans avoir à bouger de son fauteuil… ce qui n’incite pas beaucoup à l’étude et au travail”, remarque le Dr Maximilien Bachelart.
“C’est une lourde responsabilité, d’être le modèle positif de quelqu’un”, souligne pour sa part Marion McGuinness, auteur de “Toi aussi, tu peux changer le monde” (De Boeck éditions) – dans lequel elle interroge un grand nombre de jeunes influenceurs, majoritairement engagés dans de grandes causes environnementales ou solidaires. “Je dois avouer que je n’aime pas ce mot, qui implique par contraste qu’il y a des suiveurs”, ajoute-t-elle. “Je suis convaincue que chaque jeune à sa propre route à tracer, une voix unique et riche à faire entendre. Je préfère parler de modèle : on a tous, quel que soit notre âge, des mentors, des personnes qu’on admire pour leur engagement et leurs valeurs.” Ainsi, Raf-sur-Seine, qui a remonté 7 tonnes de déchets depuis fin 2019 avec l’aide de son papa, a profité de son influence grandissante pour créer l’association Little Citizen for Climat ; il compte s’arrêter… lorsque la Seine sera propre : « Donc jamais » !
Loin des grandes causes, mais tout proche du quotidien, d’autres de ces petits “mentors” aident leurs congénères par leur simple exemple. « Les copains, si vous aussi vous devez aller à l’hôpital, vous inquiétez pas : ça fait même pas peur », assure ainsi Codi, du haut de ses presque six ans, qui enchaine les défis et jeux filmés sur sa chaîne Codi Story, avec ses frères Tino et Léni… depuis ses trois ans : « Il est né avec plusieurs malformations et suit régulièrement des traitements”, explique sa maman Anne-Sophie. “Tout petit, il adorait les vidéos de Thomas Pesquet sur Youtube et avait très envie d’en faire… Comme il avait une grande facilité à s’exprimer pour son âge, on s’est dit que ça pouvait l’aider à sortir du quotidien de la maladie et à aider des enfants comme lui ! »
Bonne ou mauvaise influence, pourtant… là n’est pas tellement la question, selon Marion Mc Guiness : “Ce qui est fondamental, c’est que les jeunes apprennent à développer leur propre esprit critique, à penser par eux-mêmes. Un bon influenceur ne dit pas quoi penser… mais donne les clés, en partageant ce qu’il a appris. Et c’est ainsi qu’ils peuvent avoir un impact inspirant et positif !”
Une loi pour les enfants influenceurs
Le Sénat a adopté une proposition de loi votée par l’Assemblée, dont les six articles visent à encadrer l’activité des moins de seize ans sur les plateformes en ligne comme YouTube, Instagram ou TikTok.
Cette « nouvelle forme d’entrepreneuriat et d’expression artistique » sera soumise à autorisation préalable auprès de la commission des enfants du spectacle, comme pour les petits acteurs ou mannequins. Les horaires et temps de tournage seront encadrés de la même façon et la rémunération des contenus par la publicité en ligne ou le placement de produit sera bloquée auprès de la Caisse des dépôts et consignations jusqu’à la majorité des enfants. Le non-respect de ces obligations de la part des représentants légaux pourra être puni de 5 ans de prison et 75 000 euros d’amende.
Dernier point important sur lequel le Sénat est venu mettre l’accent : le droit de retrait par les enfants des contenus qu’ils ont produit. Les plateformes devraient garantir de faire appliquer ce droit à l’oubli de façon systématique.
*Enquête Reech, Les Influenceurs et les marques, janvier 2018.
**Dernière conférence, “La place des écrans dans la famille”, 2020
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